Livres POÈME POUR TA LANTERNE 




 







      J'ai décidé de vider le trop plein des mots qui viennent dire le manque ou la présence, du moins ce que j'estime s'adresser à toi, à l'existence de ton corps dans le monde et à la parole de ton corps, qui advient en l'espace pour me dire où tu es, et aussi où tu n'es pas.

      Au moins, si nous sommes dérobés l'un à l'autre, par ce temps mangeur de vide, au moins que ce qui naît là, ne soit pas perdu pour perdu, mais que j'en rattrape une bribe et vienne te l'offrir, humblement, au nid d'amour que tu t'es choisi, qui fait ma quête angéliquement, bizarrement sorti d'un hors temps certain, d'un encodage immémorial s'il en fût, au moins drôlement suivi, et dont je me sens le devoir ou l'agrément d'en suivre les traces de sens.

      Voilà ce que je veux te dire : tout le sens que je trouve à te voir naître au monde et manifester ta personne … Est-ce que je me trompe ? Serais-je sourd, caduque, fada, taré ou inventeur de cet autre qui naît de te savoir être au monde, et de pouvoir mettre un corps sur ce qui n'était que vent.

      Je vais briser le silence. Je vais te dire la rivière des mots qui viennent bouleverser les certitudes dormeuses de mon être et remplir ta vie et ta conscience d'une certitude qui ne dort pas. Je n'ai pas les droits ! Simplement cette poussée tellurique qui semble venir d'ailleurs, d'au-delà de la naissance et qui touche à marquer son but, à pétrir de son sens.

    Est-ce seulement moi, nous, ou chacun de ces autres qui viennent risquer les quelques mots d'une chanson qui les dépasse ou les transcende, ou ne fait qu'en ouvrir le silence béant et sidérant ? Fiat Lux, c'est la lumière du corps que l'on voit. Fiat Trou, c'est ce que l'esprit dit en nous à chacun : cela manque. Il y a une lettre manquante. Ça me plaît ce truc. Et même de te l'avoir dit. Et de t'avoir senti chavirer, renversant ton équilibre, subvertissant l'Autre qui est l'Autre de toi. Je me suis dit : celle-là, on peut l'aimer !
     

      Y arriverons-nous ? Sans se faire trop de mal, à ouvrir cet espace qui n'est ni à l'un ni à l'autre … ou peut-être aussi, qui est tout l'un et tout l'autre, ce qui ne peut se dire ! Oh là là, c'est des mailles à l'envers !

      Au matin, au sortir du sommeil, il fait encore nuit, tu me dis : - je sens comme tu m'aimes. Si je me trompe, tu me diras. Et je sens dedans moi cette place qui est la tienne, où tu parles et où tu marches. J'ai choisi d'aimer l'Autre qui est en moi. On verra où cela va. Si ce n'est qu'un avenir d'illusion, ou si cela peut se reconnaître et se partager.

      C'est comme une âme quand tu bouges en mon corps. Je sens tes doigts qui encodent mon coeur comme un téléphone. Je me suis dit que j'ai un corps mystique, un hypercorps révélé par l'Autre. Là, quand tu vis et parles où je suis, j'ouvre les yeux. Je sais où est ton épaule. C'est un point de shitatsu, sous la bretelle, dans l'assiette de l'omoplate, je pose le doigt, bouton d'imprimante, je suis Bouyges, je vais te faire écrire des rêves, je sens ton vide de corolle, comme tu prends ce que je te donne, que je n'invente pas, ce qui m'est donné, je te le donne. Je me demande si c'est toi, ce toi qui est en moi.

      Je continue. Je laisse aller ce fil. Je ne peux garder ce qui s'adresse au loin. Sur ton mur hier, la petite table pentagonale où tu te regardes. Je la place contre le mur, à côté de la méridienne sublime, là sur le tapis bleu, je te vois, petite table pentagonale, refermée sur toi, toute nue de tes bords, je vois tes mains qui sont les tiennes et qui te tiennent en boule devant le mur blanc. Pourquoi je suis là ? Je me sens désolé de ne pas fermer la fenêtre, mais de regarder par la fenêtre. J'attendrai le printemps, que l'arbre monte sur le mur et prenne la place, qu'il laisse dire les fils de son sang. J'ai rêvé sur les chemins de Compostelle donner mon rêve. Mais s'il est là ...

      J'ouvre mon ordinateur. Je constate que ton courriel fonctionne. Tu me demandes d'en rester là. Tu me dis que tu n'es pas libre. J'aurai rempli un vase de larmes, mais j'entends combien tu me dis la vérité.

      J'aimerais continuer à écrire ce texte, non pas comme une preuve de pouvoir (écrire) ou d'impuissance (ce qui ne cesse de ne pas s'écrire, ce qui reste caché par les mots, la vérité …) mais comme une demande de représentation. Libre à quiconque d'en faire ce que quiconque en voudra.

      J'ai encore à te dire. J'ai choisi. Si je ne te donne pas à entendre, je n'ai aucune chance d'être entendu, et encore moins d'entendre une réponse.

      Je suis sidéré par la différence des fonctions qui nous portent. Ce n'est pas trop difficile. Une fonction porte son objet et c'est presque là que nous en prenons corps. Il y manque quand même quelque chose : le souffle de la parole.
Là pas d'espérance,
Nul orietur.
Science avec patience
Le supplice est sûr.
J'entends cette strophe de Rimbaud enfin dans son sens : le supplice d'attendre d'être aimé, ou celui d'entendre être aimé, car pourquoi ne serait-on pas aimé dans l'attente d'être aimé ?

      Je te disais être sidéré par la différence des fonctions (de sexe, d'âge, de culture …) mais c'est autre chose. La fonction est la même pour les garçons et les filles, pour les cowboys et les indiens, et pour tout ce qui vit de par le monde. Ce qui effare de différence, c'est la petitesse de l'objet 'a'. Cette invention psychique qui représente le 'presque rien', le photon du regard, le plus de jouir, qui justement passe de l'un à l'autre, et qui est donc perdu par l'un dans l'autre. Ce 'a', ça fait peur de le perdre, et c'est pas tellement agréable de l'avoir. Alors autant s'envoyer des lettres, des images ou de l'argent. Mais ça, c'est des substituts. On y reviendra.

      Le jour où Lacan a introduit le 'a' (9  janvier 1963) face à son public des séminaires, il a dit : "Ce 'a', je vous le donne comme une hostie." C'est bien qu'il en avait une idée de ce que ce don représentait à la fois du corps et du langage. Il entendait aussi qu'il n'y a pas de castration possible, pour un homme ou pour une femme, ou pour tout ce qui tient du langage, sans l'advention de ce legs. Le petit 'a' n'existe que dans le fait qu'il est lâché, donné, offert au monde comme une œcharistie. Il est à la fois don et preuve algébrique de ce que la castration fonctionne au symbolique.

      La ville me parle du prix qui manque sur la salade strasbourgeoise et aussi sur celle de carottes ! Ben vous alors, qu'en dit la caissière. Où serait passé le prix de la salade de carottes ? On me parle de changer les fonctions. A la bonne heure !

      Finalement ce soir, je prendrai bien un whisky avec une pipe sur le tapis bleu. Je reviens là-bas pour éponger les larmes de ma soumission. Amoureuse, bien sûr. Détachons-nous. Il n'y a aucun intérêt à être scotché. Poinçon du fantasme. $◊a. Le losange, c'est le tapis. Le 'a', l'objet mis en jeu par le langage. Et le Sujet, il est barré, scindé entre Ying et Yang, entre ce qui de lui est Sujet et ce qui est Autre S(A), preuve de ce qu'il parle est avènement de son désir. Bon, jusque là tout va bien. C'est qu'une histoire de mise à plat, de se représenter cette histoire de scotch, de fixation à l'objet et de libération du Sujet si l'objet se détache. C'est pourquoi, vive la peinture, où l'objet de la représentation se détache, en étant représenté en face, dans le miroir, le temps du regard et de l'acte de peindre.

      Où en suis-je ? A la douleur de la journée. Une douleur de système. Ce n'est pas sur ta personne ou sur ma vie, c'est sur le monde. C'est ainsi qu'on est fait, de bois et de chansons, de sidération et de mort. Je lui rends grâce, car elle est la limite et une belle délivrance. Mais l'amour m'a donné un chemin tel celui de Compostelle.

      Le signifiant 'chapelle ardente' est venu. Cuisine rouge. Rose blanc-nacre sur mur pourpre. Telle ma quête sur les chemins de Galice. Telle aussi cette étrange vision qui revient, comment dire, m'animer de son souffle :

      J'avais entre 6 et 8 ans. J'attendais mon grand-père à la sortie des Lutins, et je vois bien mon grand-père, Maurice, qui a vendu des pneus Michelin dans toute l'Europe, venir vers moi, nimbé dans la lumière des grand-pères et le sourire de son autorité franche. Je le vois venir à moi, mais je ne le vois plus. A sa place, il y a des Anges. Peut-être trois, mais plutôt une myriade d'Anges. En tous cas, l'un d'eux était Jacques Lacan (on devait être dans les années 1960), chez qui devait aller mon père peu de temps après … Et Jacques Lacan, me tend un texte sur quelques feuilles. Un texte de topologie sur le Nom du Père … que je viens de lire, avant de peindre le mur en rouge. C'est un texte clair de Richard Abibon, un copain psy parisien, mais d'aujourd'hui, celui-là. Et Jacques, avec la nuée et les anges et dans le sourire de mon grand-père, me montre la rue Erkmann-Chatrian … Là bas, à l'autre bout de la rue, sur ce chemin, tu peindras le mur en rouge, tu feras 'chapelle ardente'. Il y a aussi le signifiant Florence, qui sonnait comme les cloches de la Cathédrale, et mon grand-père de dire, je l'entends encore, oui, oui, c'est chez Florence, mais attention au feu !… Il était très Ange Gardien, ce Nom-du-Père.

Et j'ai lu le texte d'Abibon. Et j'ai enfin compris une histoire de ronds superposés et de passage laissé à une ligne ainsi :

et cette ligne Nom-du-Père, vient tenir l'étrange construction du Noeud Borroméen, image ou structure, ou mieux, nouage de nos personnalités entre Réel, Symbolique et Imaginaire.

        Pouf ! Ai-je besoin de t'en dire autant ? Tu as d'autres repères et ceux-ci ne sont pas faciles à manier. Question d'habitude, de logos, de repère à la source. Mais si tu es allée jusqu'au Shiatsu, la question de la structure, celle du noeud, du corps, du sien comme de celui de l'autre, ne doit pas t'être hermétique.

      Cela me fait penser à quelque chose de difficile à exprimer … dans le silence peut-être … Si je suis le chemin vers la 'chapelle ardente', c'est que j'y entends un dire de vérité qui me glace et me retourne, peut-être me rend à moi-même … pourquoi voudrais-je m'y voir ?

      Parce que je crois à la vérité, la seule, l'unique, la triomphante, celle qui ne désarme pas, celle qui ne perd jamais ses droits. Et cette vérité, je te l'entends dire. Tu n'es pas libre, me dis-tu, et bien moi non plus !

      Je suis bien entravé sur le chemin de la chapelle ardente, à faire l'amour aux arbres et aux nuages, pour quêter un ciel qui me nargue et me jette seul, nu et pauvre devant le miroir de la scène vide et les larmes dures et amères et le vent qui cingle la face. Que dire aux éléphants qui triomphent, à ces pourfendeurs de l'allégorie vicieuse, toujours imbus de leur personne, de leur victoire mercantile, de leur système d'assassins innocents, d'encodeurs de grenouille et de factuelle hérésie ? Suis-je libre quand la mer me recouvre de ses vagues, me noyant sous un chapeau à cueillir des champignons … atomiques … oui, chargés de déchets radioactifs puants ! Suis-je libre d'être confondu à ce qui n'est pas dit ? J'ai ce devoir d'obéissance à ce qui fait ma foi et j'ai cru à ta parole, à ton regard de biche effarouchée qui me demande, mais quoi donc ? la Vérité, la Liberté. 'L'essence de la vérité, c'est la liberté.' Heidegger en a fait tout un livre. Moi, j'écoute ce que tu me demandes.

      Réveil. Sortie du sommeil. L'immense espace de l'autre parcourt en moi-même. C'est une nymphe, une image, un corps de lumière, peut-être pas tant que ça, un vrai corps comme le mien, mais qui est fille et me donne sa robe. Elle écrit quelque chose dans sa robe. Elle met sa robe sur moi. Je me réveille et je suis dans sa robe. Elle m'a proposé un pacte. J'ai accepté. Alors, c'est un don mutuel. Elle m'a dit : - Viens dans mon corps. Fais-moi. Elle m'a proposé l'identification. Ce n'est pas un leurre. C'est un acte. J'en ressens même la coupure. Une vieille peau qui s'en va. On pourrait dire la castration (-1). C'est un nouveau jour, aujourd'hui.

      Tu te détaches et tu flottes comme une autre nymphe. Je revois ton mur où je t'ai vue en boule et où j'ai rêvé voir ton corps se déployer comme un arbre. C'est difficile. Je sais que c'est difficile. C'est inouïement difficile parce que ton corps est un espace immense et tu es seule à en avoir les clés. Et je suis un aveugle. N'ai pas peur d'un aveugle qui marche dans le brouillard.

      Tirésias était aveugle. Il jouait de la flûte. Lui seul savait la vérité quant à l'histoire du Roi de Thèbes. Il a dit la vérité au Roi, et Œdipe s'est libéré de sa mère. C'est valable pour tous les hommes, et les femmes obéissent au même code.

      Je ne sais rien de toi, encore moins des codes qui te constituent, mais je désire entendre ce que tu m'adresses et ta liberté m'importe au plus haut point. N'aurait-elle pas quelque chose à voir avec la mienne propre ? Je serais fidélisé au shiatsu.

      Encore un mot sur les nymphes. Elles sont des êtres de la limite. Elles sont sur le bord. Juste à la limite de ce que ma conscience peut concevoir, à la limite de l'Autre. Là où le moi, où le Sujet structuré en son moi par le langage entre dans le mystère de l'autre. Elles accompagnent ce passage (et même le demandent). Pourquoi ce passage est-il si important ? Parce qu'il s'agit bien de la castration. De l'endroit où le moi en tant que 'a' est perdu. La nymphe sait où se termine l'aquarelle, où elle se boucle, où la signature se pose et il n'y a plus à y revenir. L'aquarelle se détache et la nymphe accompagne ce détachement. Et même dans le travail du dire, au moment du dire d'un mot, d'un concept, d'une idée ou d'un souhait, il y a une coupure du mot d'avec le corps du Sujet. Là, il y a une nymphe, une âme qui symbolise cette coupure.

      Je pense qu'Abibon appelle cela l'accoupure, le fait que la coupure se recoupe. La nymphe (-1) se recoupe dans le symbole qui n'est autre qu'elle-même. C'est 'J'aime Alice, donc Alice même.' C'est la nymphe fille de la Mort. J'entends de la pulsion de mort, du symbolique. En ce sens, elle borde le monde du Sujet. Elle est la représentation de ce bord. Ce qu'elle en dit, ça m'époustoufle ! Je désire entendre ce qui fait son désir.

      Alors, pourquoi revenir à Florence ? Ville entre les villes, joyau d'intrigues, de courses à la mort, au secret, au savoir, au créatif, inventrice du brevet, du chèque et de la pilule médicale, probité grandissante, irrationalité du style, jalousie de façades et lumière de la plus subtile des caresses. Deux fois je suis venu entre ses murs pour en sentir le désarroi de ma personne à l'inouïe légèreté de son appel. Je vais essayer de dire tout cela, mais j'avoue me sentir comme le Grand Bleu avant de plonger au trou d'un insondable vertige.

      Ce devait être en 87 ou 88. Je téléphonais à Maria-Tecla : - tu viens quand tu veux ! Quinze jours après, je prenais le train, tête tournante dans la multiplicité des représentations qui étaient alors mon lot quotidien. Je sortais du conservatoire et de 4 ou 5 années de peinture éprouvantes autant qu'indispensables. Ma tête allait plus vite que le monde et je n'avais pas le temps de me poser les questions existentielles. Je partais dans la lumière, happé d'un sentiment d'interdit, de hors-la-loi et de punition. D'ailleurs, en arrivant chez M.T, cela a été un drame. Quoi ? Antoine ! Mais il fallait téléphoner ! On n'a pas fait les 'a' (entendez : les petits amours !) Bref, cette merveilleuse flûtiste italienne baroquisait tout de l'existence.

      Enfin, j'étais à Florence. J'avais un lit dans l'atelier de sculpture de son grand-père. Il sculptait comme Rodin, des visages plus vrais que nature dans le marbre et le bronze. Et puis, des promenades au bord de l'Arno, les Botticelli aux Offices, un concert à Fiesole. J'étais enchanté par les visages, le soleil, les coquelicots, la langue italienne et la vie trépidante de Maria-Tecla. Cette femme parle à tous comme à des anges. Elle donne des ordres, même aux gardiens de musée, comme s'il fallait ranger la république. C'est compréhensible à Florence, car au détour d'une rue, c'est une autre face du monde qui s'enclenche. Je comprends qu'il y ait presque panique à ne pas faire les amours ! Nous ne nous sommes pratiquement jamais revu. Elle est partie à Paris, me laissant les clés de son appartement sur le quai Benvenuto Cellini.

      Solitude et silence alors, mais à Florence, dans Florence, tourné, tourneboulé par Florence. J'ai marché des heures. Je commençais la photo et m'appliquais à récolter des fenêtres, des boutons de porte, des colonnes et des escaliers, des grilles et des statues de cimetière, enfin, des anges qui semblent veiller sur le temps comme sur une dimension perdue, trois enfants jouant aux billes parmi les pigeons et deux femmes vues de dos, marchant dans les rues. Je cherchais quelque chose enfermé dans une bulle de verre.

      Les nuits étaient difficiles. J'ai quitté l'atelier de sculpture pour le lit de Maria-Tecla. J'avais froid dans le cœur. J'ai rencontré un galeriste, lui ai montré mes tableaux. Il m'a offert à dîner - la pasta - et son lit. Mais j'avais froid dans le cœur, j'ai pas répondu. Cela devenait terrible. Je tanguais dans les rues. J'ai apporté mes trois bobines de film à développer. Je suis rentré dans une cour et j'ai pleuré des cataractes, hébété, avili. Où était la faute ?

      J'avais montré mes tableaux, j'avais refusé le corps poilu du galeriste, j'avais volé une centaine de clichés de détails infimes à la ville de Florence, et Maria-Tecla avait emporté un fil radieux pour aller se marier à Paris. Ça en remettait sur mon dos du poids des poutres de la semonce.

      Au sortir de la cour, je ne voyais plus les balcons de Santa Maria del Fiore. Devant la statue de Dante, je pesais le pourquoi des étages de la Divine Comédie. Dix ans plus tard, je travaillais sur les structures de l'hyperespace. Je retrouvais par le symbolique ce que je ne pouvais expliquer et que j'avais perdu dans le réel. Pour retrouver le chemin de la gare, je rasais les murs. De retour en Alsace, je m'efforçais de ne pas penser à Florence. J'étais bien troué ! Et c'est bien dans ce trou que s'est engouffré l'hyperespace et sa représentation.

      Je me suis étonné de ce qu'il n'y ait plus de place pour se représenter les Enfers. Est-ce effet de mode ? Est-ce la fin de la Foi ? Dans ce cas, c'est aussi la fin du transfert. Ce qui n'est pas le cas, vu le nombre de psy et de télé de par le monde ! Disons que l'on croit encore à la Médecine qui prend tout en charge, même la représentation (les Enfers) et même le tarif à payer pour en sortir. Autant aller faire un scanner. On sera fixé sur l'échelle des représentations de quoi ? Ben, du corps. C'est court, mais c'est très responsable. De quoi ? De l'image spéculaire. De la représentation du moi dans l'oeil de l'autre. Autant se faire voir par la télé. Alors on vous montre littéralement l'enfer sur la terre et vous dites : une chose est sûre, c'est pas chez moi ! On sort tous les jours de ce qui nous mène par le bout du nez, mais il faut croire. Et il vaut mieux voir, et même hypervoir, jusqu'aux enfers et jusqu'aux autres étages du rêve, puisque s'en est un. Maintenant que j'y pense, les Enfers, tout comme le Paradis, ne serait-ce pas la Jouissance de l'Autre J(A), l'innommable en quelque sorte, le non-lieu par excellence ?

      Nuit sans sommeil. La question est : pourquoi faut-il que la mort soit faite ? Entendons nommée, dénoncée et assumée. La question se transforme en : où faut-il que la mort soit faite ? Réponse : entre le Sujet et l'Autre, dans la chise. Ce serait là du féminin. Un entre-jeu existentiel, trou du divin.

      Je me suis demandé pourquoi mon imprimante me dit merde comme si elle était réglée par un trou du cul. J(A) ? Cartouches bouchées ou refus d'obtempérer à certaines surfaces ? Plus douée qu'un peintre du Quatrocento, elle tient à manifester sa pérennité dans le monde par un signe de langage, une trace sur le papier, là où on ne l'attend pas. C'est de toute évidence un fil à retordre, ou à suivre. Du réel impossible ne reste qu'un chemin à prendre, une perspective en dimension tierce.

      2005. J'avais pris des cours d'italien et on me proposait un stage … à Florence. A nouveau la beauté m'appelle dans sa lumière. La beauté comme un voile sur le trou de mes larmes. Florence comme un trou, happant la fonction du Nom-du-Père, à la fois signifiant, phonème et grand Autre. Et puis moi sur un vélo, S, barré de mon violoncelle, fonction inouïe, chevaleresque, dantesque. En Alsace, avant de partir, je faisais du yoyo entre ciel et terre sans savoir ce qui pourrait mettre fin à ce jeu florentinesque. Partir, seulement partir, y aller, plonger dans le réel et s'en repaître pour ne plus entendre ce flottement d'innomé et d'inconjugable. Cela me conjuguait. Je m'accrochais au manche du violoncelle. Je jouais la 2° Partita pour violon transcrite au violoncelle, la ré mineur en sol mineur, celle avec la Chaconne.

      Je pédalais vaillamment. Les églises s'ouvraient pour un repos à la fraîche en psalmodiant du Bach. Ottmarsheim. L'octogone m'en redemandait. Deux femmes profs de solfège à Mulhouse m'écoutaient. La mémoire fonctionnait. Bords du Rhin. Petit village sur la rive allemande. Un homme sculpte des masques en bois. On discute. En face, petite chapelle. Je m'installe. J'improvise. La nouvelle a fait le tour des maisons sans un bruit. Il y a trente personnes qui sont là, la moitié sont des enfants. J'ai joué toute la Partita. On m'a donné un verre de Coca et je suis allé dormir dans la forêt sous un arbre.

      J'ai perdu mes lunettes. J'étais seul, en colère. J'approchais du Bodensee. Ça sentait la lutherie de mes vingt ans, et Justine, une figure tellement parlante, qui a trouvé sa place où je devais aller … On a croisé nos destins, elle s'est mise dans mon trou, elle y loge et me dit des secrets sur les chemins de Compostelle. Au Bodensee, elle y vit et y dort. Je frôle cette aura pleine d'une confiance et d'un abandon réciproque. Oh l'espace inassouvi qui s'ouvre plus vaste que ciel et terre. Sans doute, laisser ouvert ce sourire …

      Je m'invite à passer chez monsieur  Stietencron, luthier. On recolle le violoncelle qui jouait de la guimbarde avec une écharde de bois. Je mesure le grand écart qu'a suivi ma vie quand je décidais de quitter l'école de Mittenwald. Cet homme connaît bien son métier. J'aurais pu venir ici et devenir un crac de la lutherie. J'ai choisi la quête … Nuit pleine de silence au bord du lac, juste au-dessus du monastère. Au matin, je quitte sans bruit le calme chaud de l'atelier, le sourire sans joie de sa femme atteinte de parkinson, mais l'étoile dans ses yeux, et le solide luthier qui aurait pu être un autre père. Je borde le lac et les montagnes scintillent près de Constance.

       Un voyage à pied ou à vélo n'a rien à voir avec un déplacement en train ou en voiture : c'est maman qui conduit, c'est un contenant qui vous mène, c'est œdipianisant, ce n'est pas sa propre vie. Cinq ou dix ans après, je me souviens de chaque arbre, chaque ciel, chaque visage rencontré. Je ne vais pas tout dire, mais je vais à Florence, sur le chemin de la chapelle ardente, commandité par Mr Lacan.
Après les bords du lac, c'est un peu plus sérieux. Pour monter à Lindenberg, un 12 août sous le soleil, j'ai bien cru y rester. Fontaine d'une ferme au lacet de la route. Nuit sous un bouleau à la crête du mont. La pluie et l'orage vers deux heures du matin. Refuge sous l'auvent d'une grange, dans une baignoire en étain. Aube de brouillard, route de Bavière, petits cols charmants, lacs de montagne, forêt sauvage, immense, nuit dans les feuilles mortes. Ruisseaux, chemins, on passe en Autriche par un gué, on revient en Allemagne, Garmich et Mittenwald.

      Là, je connais par coeur. Un dédale psychique inretournable. D'ailleurs, cela recommence, des larmes d'enfant inconsolable devant la porte de l'École, devant la feu petite maison disparue de la Ballenhausgasse, et dans le musée si coquet et plein des violons du travail de l'amour. Je joue une heure dans l'église San Nikolaus et quitte ce lieu mausolée de pages trop enchantées et trop douloureuses de mon histoire. Je roule vers Seefeld, le long des gorges où je venais m'enivrer du son tonitruant des masses d'eau s'engouffrant entre les falaises. Je pensais à Schumann.

      Il pleut. J'arrive à la nuit à Oberleutasch, trempé, dans une pension au prix honnête. Deux nuits sous l'édredon, deux jours de violoncelle dans l'église baroque et d'aquarelles des sommets enneigés. Il y a du bonheur dans ces montagnes, mais je suis sur une ligne de fuite.

      Innsbruck, Le Brenner, 140 Km en un jour. Nuit dans un cimetière derrière une église, là où la route et le train passent dans un tunnel. Pourquoi dire cela ? Parce que c'est le prix de la ligne de fuite. Trento, San Christoforo, nuit au bord du lac, Valsugana, Bassano … quelle fuite urétrale, quel phallus qui n'en fini plus ! Je suis sur une histoire automatique, une cotation qui se répète de 1977 à 2005, ce pays est géré par la même pulsion, la même intention, la même fibration. Le même amour m'ouvre les bras, et je retombe dans le même geste sur l'asphalte, dur, sec, réel. Je dors dans un champs de maïs. Les camions vrombissent sur les routes. J'arrive à Padova et Battaglia.

      'Pérennité du rêve et intelligence des structures'. Ce doit être un titre dans le genre pour la prochaine conférence au profit de la tombola de l'Unesco. Déscotchation de l'objet 'a' sur l'emprise du fantasme. Ça serait l'annulation de la dette par reconnaissance du trou de sa représentation en l'image spéculaire via la jouissance de l'Autre, partie inhérente du Sujet. C'est par là ! St Antoine n'a que cailloux à ses pieds et sa pauvre croix pour se protéger des éléphants.

      A Padova, il porte Jésus, l'Infans, devant la pauvre Justine, immense église tout de marbre et de blanc. J'aime les rues de Padova sous la pluie et plus loin Monteselice et Palladio à Fratta Polesine. Encore la plaine vers Montagnana et l'Emilia Romana, enfin, les premières collines des Apennins. J'ai choisi une vallée parmi d'autres pour traverser le massif.

      Je parle trop de moi, je parle trop de ce moi qui est sur ce chemin. Je voulais parler du chemin qui me mène vers le signifiant de la Chapelle ardente. Je vais à Florence. Je voulais parler de cette fonction Nom-du-Père–Phy, qui traverse une boucle et se raboute pour faire tenir le noeud de l'Être dans un corps. Cette merveilleuse invitation de Heidegger : 'L'Homme habite en Poète' se structure à la manière d'un nœud borroméen. La plupart du temps, le NdP est dans un classeur, caché sous des livres et des boîtes virtuelles et la fonction phallique Phy balaye le ciel, le conditionnel et les vastes mondes à la manière d'une lance de pompiers. Don Quichotte n'est pas heureux. Il s'illusionne.

      J'en suis là, sur la côte des Apennins à monter une petite route solitaire dans la lumière du soir. Plus de vigne, des champs labourés, des herbages. Je trouve une maison qui semble abandonnée. La couleur mauve et plus loin jaune indique qu'il y avait de la vie, mais c'est plutôt lugubre. Il y a une place d'herbe horizontale sous un noyer. Duvet, repas, sommeil. Dans la nuit, un compresseur fait boumboum à 50 m, éclairant une faible lampe. C'est hitchcockien. Je me retourne, ferme le duvet, mais rien à faire, de minuscules mouches me piquent de partout. Impossible de dormir. Vers minuit, je remballe tout, pousse le vélo deux kilomètres plus loin, sur un autre versant, un champ labouré aux mottes de terre sèche sous un cyprès. Un peu de paix sur un sol bien dur.

      Au matin, j'ai le corps couvert de pustules. Toute une journée de grimpette dans les montagnes. Le Passo della Calla est loin. Je n'y arriverai pas avant la nuit. Je campe sur la terrasse d'une maison close vers 1000 m. Beau gazon, l'air est pur. Presque du bonheur, difficile à partager. Dans la nuit, les nuages sont passés au dessus de la crête. Le Col de la Calla est glacial. Bonnet, Kway, collant pour la descente. Pharmacie pour les boutons, et encore un col et un autre. Je suis maintenant en Toscane. Petite chapelle perdue sur le plateau aride : la Badiola. Fortifiée de créneaux, un mariage vient de la quitter, des pétales de rose encore sur le sol. Je joue longtemps dans le silence, et dort sur le tapis redéroulé. On m'a laissé tranquille. Les chasseurs n'ont fait que passer, ils cherchaient des champignons.

      Il ne faut pas croire que l'on ne pense pas au corps dans ces régions de solitude. Il se donne littéralement à la solitude. C'est bien la lettre qui agît là, dans le texte du corps. Faut-il parler de Céline, ce signifiant photonique sidérant (c'est l'in) installé d'une manière ou d'une autre sur les enfants de la république ? Image spéculaire servant de référence à la jouissance de l'Autre. Si on écoute bien, tous ceux qui parlent en parlent de cette figure marianesque et s'y réfèrent comme à une garantie conditionnelle, assurance virtuelle de leur pulsion de mort, du bord de leur propre corps, de la certification du Nom-du-Père et donc du Symbolique. Le corps se borde du Nom-du-Père dans le rythme de la fonction vitale dionysiaque. C'est le texte pur de la musique.

      Je suis rentré dans la chapelle des Dominicains pour me vider la tête. C'est un truc qui marche assez bien. On se laisse faire par la machine à laver. Ce qui est de mort, de fixation sur la mort s'en va. D'ailleurs, c'est objetisé là, en face, sur la Croix. Suffit de le laisser là, sur la Croix. Il est mort, là, pour ça. Quand c'est bien dégagé, il reste la Parole Vivante. C'est plus léger, d'ailleurs, c'est le moment où l'on se lève. Mais cette fois, il restait autre chose. Des mains de femmes qui remontent à la surface. Je les vois bien inconfondables, identifiables en corolles de dentelles. On me disait : il n'y a pas grandement d'autre solution que de laisser cela advenir. Ce sont des cartes, des chemins de campagne ou des labyrinthes de ville.

      Réveil dans les larmes du désir d'être heureux et de rendre heureux. Les visages se multiplient. J'aime ceux qui t'aiment. Là où tu te reconnais est un nœud qui témoigne d'un même regard. Je ne savais pas les coeurs si riches et si libres. Je ne sais pas qui m'inspire de sentir les saints qui s'aiment. Mon corps paraît un rendez-vous de bonheurs. Il me semble ressentir combien Amour a du travail et combien il a son idée là-dessus. Je me demande aussi qui est et où est vraiment cette femme qui m'envoie ses atours dans la multiplicité de ses identifications, dans les pages qui semblent venant d'elle, former un vaste livre.

      Ce qui n'est pas impossible dans le réel, c'est le symptôme. Mais l'amour est un symptôme. Il est ce subvertissant Autre qui porte à l'autre la subversion même du Sujet. Subvertir, c'est mettre sens dessus-dessous. C'est là légèrement sortir de la surface, impliquer une troisième dimension nécessairement phallique (ça veut dire que c'est simplement une dimension au dessus de la précédente +1) qui permet de passer les fils de la représentation dessus et dessous, plutôt que de les croiser platement. On appelle cela eschérianiser une surface, du graveur hollandais Escher, qui utilisait des surfaces hélicoïdales comme des hélices. Un plan eschérien laisse passer ses bords dessus et dessous. Il donne un sens, à gauche ou à droite, horaire ou anti-horaire.

      Il neige. Et je me lève comme si j'étais encore le luthier de Mittenwald. Il y avait un mètre de neige dans le petit jardin, devant la porte-fenêtre. Je construisais la table où j'écris avec des planches de chantier pleines de nœuds récupérées sur un dépôt d'ordures. Une fois la table finie, je suis parti en stop vers le Sud. J'arrivais à Venise où m'attendait un éveil des sens bouleversant devant les lumières, les couleurs, les architectures, la pérennité du temps et quelques perspectives sidérantes comme la Tempesta de Giorgione. Je commençais là-bas à peindre des aquarelles avec de l'eau de mer et à remplir un cahier d'écriture. Je me souviens d'une petite fille à cheveux noirs qui s'est approchée alors que je peignais la vue sur la Place San Marco, de l'autre côté du canal. Sur son front, elle avait une étoile d'argent. Elle s'est sauvée en éclats de rire.

       C'est au retour de Venise que je suis sorti de l'École de Mittenwald. Ce matin, je sens la vie et le bois dans mes mains. Mais je suis un pauvre. C'est une vue de l'esprit. Il s'agit de travailler le bois dans ma tête. Je parcours la ville pour trouver une palette à scier pour se chauffer. Ma chambre est un lieu de terreur que je commence à peine à comprendre comme un lieu magique. Impossible de ne pas se ranger d'un côté ou de l'autre, au gré des fonctions traversantes. Cela fait 30 ans que j'affronte cet aquarium et me plie à ses exigences. Au moment du repas, qu'est-ce que fait Charlotte ici ? Le fait de sentir le bois dans mes mains ce matin me conduit à ressentir cette amie que l'on me dérobait dans les solitudes de Mittenwald. J'avais pourtant bien balayé. Mais il me semble qu'elle est là, devant la fenêtre, à peine vêtue du voile de la présence. La voilà dans mon corps. Je la connais trop bien pour ne pas savoir comment elle se repère et comment elle se donne. Ce fichier d'écriture demande à servir d'espérance à l'Autre.

      Je suis reparti de la Badiola et de ses pétales de roses, et arrivais vers midi en la ville de Florence, pardon, Firenze. En français, c'est un prénom de femme et le nom de famille (NdP) du paysan voisin de la Chaumière. Ça n'est pas rien dans ma tête de petit garçon en vacances régulières en ce lieu. En italien, je ne trouve pas d'étymologie. Attestée commune en 1082, elle se structure sous l'égide des Guelfes, des Peruzzi et des Médicis … Mais Firenze sonne comme du feu en anglais et une anse en français. Une anse de feu ! Ça y ressemble ! En tous cas, cela se rapproche de la Chapelle ardente.

      Je suis venu sans bruit, sous la pluie qui mouille et tu as ouvert la porte. J'avais peur d'un mur à jamais infranchissable, mais j'étais arrivé à Florence sur le papier. Je t'apportais cette perspective de mon regard, finalement transmissible. Qu'en adviendra-t-il ? Les fibrations semblent porter l'intégrité du possible. J'étais heureux de te voir aller bien, en projet de peinture, les enfants amusants et charmants. On trouve en quelques mots un terrain d'entente. Il s'agit d'un travail. Tout sentiment reste au secret. L'autre est devant nous, le travail en nous où l'autre s'invite. La fibration est là, par et à travers le 'nous'.

      Je me sauvais libéré. Quelle étoile me faisait franchir le mur du silence qui lui, ce silence, ne désemplit pas d'intentions. Qu'y a-t-il à assumer ? Est-ce un si grand spectacle ? La fascination pour une scène primitive devient un coupe-gorge puisque par définition, on y était pas, on en est exclu. N'y a-t-il pas à détacher là le legs de la peinture, ce reste impossible pour entrer dans l'équation : vérité = liberté = altérité (6,7,8) J'entends cela comme un vertige. Je ne comprends pas pourquoi cela doit s'intégrer en mon corps. Il faut une aiguille pour saisir ce sens. Une aiguille dont je suis sur le fil …

      Laisse-moi entrer en cet amour puisqu'il est la demande. Je me suis libéré des premières pages de ces mots en laissant le carnet sur la méridienne. Un silence pour tes nuits. Mais il me reste à finir ce voyage et à boucler cette boucle qui sans doute fait le propos de cette suite. Sans la demande, rien ne s'opère. Et j'entends ce déplacement du silence et de l'intention qui vient percer les murs de ma chambre. Je n'ai pas d'alternative. Je suis soumis à la présence de figures bien plus fortes qu'un réel convenu et pragmatique. On me demande l'impossible. On me demande le mystère. J'obtempère. Tu viens après l'autre. Tu viens avant tous. Tu viens dans l'arobase qui fait l'adresse de ces mots.

      Donc, je suis à Florence. Je suis entre ses murs, Lungarno Benvenuto Cellini. Aldo Soppo, le luthier qui vient de s'installer via dei Velluti, m'a laissé la clé. Il habitait ici avant son installation. Il est fier comme un florentin, direct comme un luthier. J'irai plusieurs fois chez lui, essayer de recoller l'écharde qui joue de la guimbarde dans mon violoncelle. Il n'y a rien eu à faire. Cela partait trois jours et revenait selon la météo. A la pluie, tout se tait. Par beau temps, cela couine. On entend le bruit en haut et c'est ouvert en bas, ou inversement. Bref, quatre ans plus tard, en décollant presque toute la table, j'y suis arrivé … Il a fallut attendre d'être à la Chaumière, silencieux et demandant d'une solution. Je me souviens du train de l'esprit ce jour là. Stradivarius m'était revenu dans les veines.

      Mais à Florence, cela couinait. Avec un peu d'indulgence, j'arrivais à jouer la Chaconne tous les jours. Je prenais des cours d'italien et l'Accademia étant fort polyvalente, j'avais trouvé un professeur sympathique pour avancer un peu dans ce répertoire difficile. Je sublimais ma raison d'être à Florence en déroulant ces variations de Bach sur le manche du violoncelle. L'appartement s'y prêtait bien, il prenait les notes comme une preuve du profession-nalisme de ses habitants.

      Mais il y avait aussi la lumière à Florence. Et cette lumière ouvrait sur les ténèbres intérieurs et les rendait encore plus incisifs à leur remontée à la conscience. Les rues portaient des pierres, des ombres, des souvenirs. C'est difficile. C'est autant une énigme qu'une solution. On aimerait pouvoir aller à la fin pour remonter vers le début. Ça serait si simple de composer la chanson, d'en être l'auteur. Mais non ! Elle est intégralement écrite. Sublimale ou sublimée, elle porte strictement son dû et c'est là justement où je me perds.

      J'ai bien tenu le choc. Élève attentif et patient, assez sage sur la portée. L'exigence était presque un silence. Je m'amusais avec mon Sony F828 - Carl Zeiss 28-200 mm à dévorer l'architecture en la voulant neuve dans un autre cadre. Je voulais un autre regard, un autre temps pour la voir. J'étais son invité, certes, mais je ne voulais pas la voir futile. Je la voulais pérenne, absolue et libérée. Mais voulait-elle de moi ?

      Étrange sensation de vide. Suspension dans un entre-deux. Peut-être même parfois, malentendu de l'intention. Y avait-il une intention ? Peut-être pas. Alors, un trou. Mais le bord n'était que lumière sur les pierres. Déambuler. Se laisser saouler des regards inaccessibles et de la caresse des ciels. Il y avait des repères élus et fragiles. J'y revenais parfois pour le meilleur, parfois pour le pire.

      La Dante Chiesa s'ouvrait comme une icône. Son silence contenait une pléiade totalement éthérée, retournée sur un ruban mœbien qui ne parlait que de l'autre bord. A l'envers du réel, bien sûr, toutes ces princesses défuntes, ces Béatrice vivaient là, dans la maison attenante. On entendait des robes. Dante n'est jamais revenu à Florence. Son corps est jalousement gardé à Bologne, de l'autre côté du Passo della Calla et des Apennins.

      Qui me demande d'y revenir encore, d'y prendre ou d'y perdre la page de ma vie pour entrer dans le silence d'une pomme ? J'étais sûr d'être un Diable et j'en perdais d'autant cette sûreté qu'elle me revenait inutile. N'y avait-il pas ces autres hommes, toutes ces âmes sur les trois étages de la discrétion du monde ? Quelques siècles ont remis cela au cœur de la personne. On parle de registres et de discours. Mais le Sujet ? Le Sujet, il est en cette absence de Dante, là où le creux se forme, là où la demande n'a pas d'autre style que d'entrer en la lecture même de son texte sous-jacent.

      Je n'en comprenais pas le sens. J'étais aspiré, au cœur de Florence en un non-sens. Je faisais machine arrière. A chercher l'ouverture, je trouvais l'hermétisme. J'entrais en cette ville comme dans un cloître où chaque visage, chaque projet tournait court à son appel, comme demandé ailleurs, vers autre chose, autre part. Plus tard, j'ai déchiffré cela comme la position perverse, happée dans sa dépendance à une image spéculaire. Mais point d'image, des souvenirs. Point d'appel, une soumission touristique.

      Ce qui est infernal, dans cette affaire, c'est l'indéchiffrable ! Ce n'est pas les vies des uns et des autres, qui sont somme toutes des singularités. Non, c'est autre chose qui sonne comme l'application d'un non-dit. La faute cachée du père, diraient les habitués du freudisme. En sommes-nous sûr ? Qu'aurait fait Laïos au destin d'Antoine au coeur de Florence ? Quelque soit la réponse, on dirait un jeu de massacre où la boule doit être lancée sur un échafaudage de boîtes de conserves vides. A la première balle, c'est la catastrophe. A toutes les balles, c'est la catastrophe. Le bord ne tient pas. Il ne supporte que le silence ! Où peut-il y avoir une solution ? La résignation ou la fuite !

      J'ai tout fait. Tous les points de la tapisserie, un à un. J'ai pris des rendez-vous, plusieurs, avec la Piazza della Santissima Annunziata. La plus belle, celle qui m'enchante de ses colonnes. Avec son Condottiere au doigt farouche, ses pigeons roucoulants, ses poètes assidus, ses fontaines bruissantes, elle a des couleurs d'aubes incessantes. Sous les arches de ses colonnes, peut-être recommence-t-elle un jour incessamment. Qui n'a pas sa robe n'entrera pas au royaume de Dieu. Je demanderai à Brunelleschi les plans de cette merveilleuse intuition. Elle m'a laissé une aquarelle en gage de sa candeur.

      Le seul problème de notre époque tient en un symptôme : la perversion. Le Grand-Duc Ferdinand 1er de Médicis n'en était pas dupe. D'ailleurs, le doigt de sa main droite ne montre pas le ciel, mais bien le sol. On ne devient pas pour rien l'ami de notre bon roi  Henry IV, l'aidant à se convertir au catholicisme. Il avait bien conscience d'une intercession fort politique de ce qu'il en est de l'image spéculaire : une incarnation, hic et nunc. C'est bien loin de ce que l'on se fait comme idée, comment dit-on, de la femme ! A force d'être bouclée sur elle-même, cette idée finie par fermer ses maisons de couture. Il n'y aurait plus à en coudre. Ouvrons un peu les fenêtres, qu'on respire !

      J.Lacan, un autre personnage pas assez dupe pour se laisser berner, a pris l'habitude d'en barrer le la du La
pour en venir au fait que c'est une femme qui lui parle. Moi je trouve que c'est dans ce sens que les banques devraient vérifier leurs comptes. Voir même les racines de la démocratie. Entre-nous soit dit, il y a quand même une chance sur deux pour qu'une femme arrive à me dire qu'elle est une femme.

      Je crois que c'est comme ça que Florence m'invite à la suivre. Elle m'emmène dans ses cloîtres pour me montrer la Rose-Croix et ceux qui la portent, ou simplement l'ombre chantante ... Je me réveille à peine. Je viens de faire un rêve sidérant. Dans ma chambre, je déplace mon violoncelle pour ne pas écraser les iris qui poussent en dessous. On voit déjà les feuilles qui sortent. Et sur les iris, il y a une jupe rouge en cuir fin. Je la prends et la retourne comme un ruban. Je remets des livres en place dans la pièce attenante où je rêve de faire un studio photo. J'enfile la jupe sous l'œil narquois d'un voisin voyeur. (Je suis vu là où j'aimerai voir !) Cette jupe rouge, j'en connais les traits, mais c'est elle qui m'a.


      Ainsi Florence me tient dans ses rubans. J'aurai pu faire ce rêve assis dans un cloître ou devant les fresques de Masaccio. 1400. Les hommes étaient en robe. Tous les hommes de Florence, en robe ou redingote, collant et bottines. Les femmes se cachaient sous d'amples robes. On les dénudait en peinture. L'Age d'Or grec n'était pas loin, la mythologie souriante jusqu'au secret des palais. La cruauté était politique ou artistique et la beauté sublimée. Comme aujourd'hui ? Pas tout à fait. L'élitisme en a fait des numéros, des carcans, des normes. C'est sûrement pour une raison qui s'écroulera d'elle même.

      Y a-t-il un modèle ? Y a-t-il un repère, un moule en lequel le sujet puisse se référer ? Jésus et les Vertus Cardinales. Adieu la pulsion de mort, elle est à l'autre. Il faudrait pouvoir en faire autant. Des Noces de Cana à profusion, des miracles en veux-tu en voilà, des paroles révélatrices et dévoilantes, du savoir intégré, de l'absolution. Il n'y a aucune moquerie par là. Il est absolument reconnu que la vérité mène à la pulsion de mort et s'assume dans le symbolique, en don de soi réalisé. Il n'y a pas d'autre sublimation, pas d'autre religion à bord du navire humain.

      On en arrive au ruban de Mœbius. Il est bien avisé d'être là pour un peu représenter ce lieu qu'est le corps parlant. Je n'ai pas un temps multiple, j'ai un temps plié. Je me dois de le suivre pour essayer d'en écrire là, sur le papier. Wo es war, soll ich werden. Où cela était, je me dois d'advenir. En cette École de la Cause, Freud invite la vérité du sujet à ne pas perdre ses droits. Ces droits sont en devenir au miroir du code.

      Je cherche des mots qui ne blessent pas. Il y a surement des mots qui font du bien. Non qu'il y a une blessure à soigner, mais qu'il y a un dire qui magnifie cette blessure. Ce dire est de l'autre côté de là où c'est. Vous le voyez bien sur le ruban. Comme il est bouclé ce ruban. Bouclé entre votre naissance et votre mort. Avant rien, après rien, la parole dedans. Sans la parole, vous êtes mort, vous êtes de la mort. La parole vous a précédé et elle vous survivra. La parole dit en vous que vous êtes vous. Vous, le corps que vous cherchez toute votre vie, le corps de vous qui est vous. Faut bien laisser rentrer ça dans le ruban. C'est une bague à votre doigt, ça tourne là dans la bague.

      Et pof ! Il y a quelqu'un qui dit autre. Quelqu'un dit qu'il est autre et le ruban est coupé. Et comme il est vraiment autre, il se met dans l'autre sens. Et c'est déjà recollé. C'était juste l'instant d'un regard. Et voilà le ruban bouclé de vous à vous qui se reboucle de vous à l'autre, avec tout sur la même face. Vous pouvez courir maintenant pour réaliser la boucle. Votre Autre sait qui vous êtes. Il faudra vivre avec lui.

      Mœbius fait croire aux anges. Il fait croire qu'il n'y a pas d'autre manière d'être au monde que d'être un ange. Ceux qui ne croient pas en Dieu, disait Lacan, sont encore plus cons que les autres. Il faut avoir cette idée du désir de l'Autre concertante. Le plan de Dieu, c'est Mœbius qui vous prend comme autre sur son ruban. Ça ne se lit pas en 3D dans les montagnes russes du semblant. Ça se lit sur le plan. Dans ce qui se lit de soi sur le plan de son rêve, de son refoulement, de ce qui advient de l'insondable de son être. C'est pas en deux jours qu'on apprend ce que l'Autre dit en soi et ce qu'on donne en réponse. Non pas que l'on peut le savoir, car cela reste un mystère. Ce qui vient de loin n'advient pas une fois pour toutes. Cela advient, et déjà c'est à réentendre. Jusqu'à faire sien ce qui a toujours été là, en soi, latent : un mystère d'Autre.

        Stbg  -  25 XII 2010





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